Le monde part en vrille.
La multiplication des canaux d’information ne donne aucune garantie quant à la bonne compréhension de la situation. Pire, la surchauffe médiatique et la connexion permanente aux affaires en cours, via des écrans allumés h24, entravent l’exercice de l’esprit critique : pour espérer clarifier sa pensée, il est en effet nécessaire de mettre les flux d’information à distance et de disposer d’un temps long. Où trouver ce temps ?
Nos sociétés se laissent administrer par des représentants et des experts imposant confiance et autorité : nous nous sommes construits sur la délégation de la décision. Aussi, quand nos gouvernants et leurs conseils témoignent de leur manque d’assurance, quand le mensonge et le mépris se télescopent ouvertement (cf. la communication gouvernementale sur les masques au printemps 2020), quand nous nous apercevons que la science fait moins «communauté» que champ de bataille autour d’objectifs de carrière et d’intérêts industriels divergents, quand nous nous retrouvons soumis à des consignes en constante redéfinition, sidérés par cette information «en temps réel» monocorde et anxiogène, bref, quand les fondations vacillent, il est difficile de ne pas perdre pied. Empêtrés dans une nouvelle quête de sens, nous pouvons alors être tentés de céder aux discours de charlatans qui proposent de fausses clarifications, des interprétations simplistes et biaisées tenant plus du fantasme que de la réalité des faits.
Le durcissement des rapports sociaux ne saurait s’expliquer au prisme d’une machination opérée par quelques méchants triés sur le volet contre un «peuple» dont les contours restent à définir.
Le monde ne part pas en vrille à cause de la malveillance sournoise de quelques-uns. Le monde agonise d’un mal systémique : la logique du profit. C’est assurément la logique de Big Pharma. C’est donc aussi la logique de l’industrie homéopathique. C’est la logique du tourisme de masse. C’est la logique du supermarché du coin, même s’il est bio. C’est la logique des fabricants de bagnoles, de trottinettes électriques, de téléphones portables, de chaussures, de clopes. La logique du profit est centrale, elle est consubstantielle à notre organisation sociale.
Ainsi, quand le PDG de Pfizer vend des actions de sa boîte le jour même de l’annonce de la finalisation de son vaccin alors que le titre est au plus haut, il ne faut pas chercher le complot : voilà un joli coup tel qu’on les enseigne en école de commerce. La logique du profit réclame qu’on applaudisse, pas qu’on s’indigne.
À l’hypothèse simpliste d’une confrontation entre (gentil) peuple et (méchants) conspirateurs nommément désignés, cibler la logique du profit comme seul et unique adversaire oppose le fait que nous faisons désormais toutes et tous partie du problème, par nos comportements, notre soumission au travail, notre fascination pour les objets technologiques, notre consumérisme, autrement dit, notre alignement plus ou moins consenti. Il ne s’agit bien évidemment pas de nier les rapports de domination ni de relativiser l’insolente asymétrie des responsabilités dans le désastre, mais d’affirmer qu’il n’existe aucune résolution facile et rapide au problème structurel auquel nous sommes confronté-e-s, aucun apaisement clé en main, en vertu justement de l’extrême intrication des besoins et des intérêts individuels et collectifs. Aucune conclusion aussi simple et réjouissante, en tout cas, que celle de la mise hors-circuit des méchants à la fin du film.
La simplification du monde est évidemment aussi à l’œuvre du côté de ceux qui prétendent opposer leur «raison» élitiste à l’obscurantisme des «non-sachants». Force est de constater en effet que l’ordre bourgeois n’a de cesse de vouloir rendre le monde binaire, comme le font ces complotistes qu’il condamne avec véhémence et moquerie : en postulant le «séparatisme» (ou l’art de couper le corps social en deux), en voulant limiter le débat contradictoire à la seule opposition entre «libéraux» et «populistes» tout en stimulant la psychose sécuritaire et répressive, pour que l’épouvantail Le Pen se retrouve une fois de plus au second tour de l’élection présidentielle et que le «barrage républicain» opère en faveur du guignol qui lui sera opposé.
La ligne de crête est étroite.
Nous devons combattre deux forces faussement contradictoires, et assurément jumelles dans leur dynamique réductrice et contre-émancipatrice : l’art de prendre les gens pour des cons.
Notre avenir commun dépend donc d’une réflexion apaisée et de la juste appréciation de la situation. Il ne s’agit pas tant de chercher « à qui profite le crime », que de penser un monde enfin débarrassé des opportunités de profit et du règne de l’argent. Tout dépendra de nos facultés individuelles et collectives à nommer correctement les choses, à éloigner les gourous et déjouer les pièges cognitifs qui nous menacent, pour que notre énergie ne s’égare pas dans des voies stériles, sinon dangereuses.
Toulon, le 19 novembre 2020
Image : extrait de “They live” de John Carpenter, 1988
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