En mars 2021 se développe un mouvement d’occupation des lieux de culture en France, entamé au théâtre parisien de l’Odéon. Ces occupations, organisées par un fragment du corps social, témoignent une nouvelle fois de l’importance vitale du rassemblement et de la confrontation directe, alors que l’ordre établi systématise l’isolement physique et psychique des individus. Mais on aurait tort de croire que la réouverture aux publics de ces lieux de culture entraînera l’évaporation d’un mouvement social qui, sous différentes formes depuis une dizaine d’années, organise la riposte.
Constat 1 : nous vivons à l’heure d’une extrême atomisation sociale affectant aussi bien les corps que les gagne-pains (éclatement des lieux d’activité, uberisation, télé-travail, disparition progressive des conventions collectives, auto-entrepreneuriat de misère etc.), où chacun-e est renvoyé-e à la responsabilité de sa propre situation et de sa propre détresse. Cette atomisation sociale, qui a su se rendre désirable (par le développement des libertés individuelles), exacerbe les égoïsmes et a pour effet l’incapacité de mettre les souffrances en lien, en perturbant la conscience de leurs causes.
Constat 2 : nous sommes toutes et tous soumis-e-s à diverses violences, pressions et oppressions interpersonnelles (selon le genre, la couleur de peau, la religion, l’orientation sexuelle, l’âge, le quartier ou le pays d’origine etc., oppressions exacerbées par l’exaltation de la compétition et par la mise en concurrence des individus) autant que collectives (par la précarité institutionnalisée, par la privatisation des biens communs, la logique du profit appliquée au moindre interstice vital, par la techno-dépendance, par l’exposition à toutes formes de pollutions, par le pillage des ressources, la dégradation des écosystèmes etc.). Ces rapports de domination, ces violences physiques, psychologiques et symboliques, vont en s’accentuant, se réclamant de l’intérêt supérieur de l’État, de la « sauvegarde de l’économie », de la défense des traditions, des croyances, voire même de la protection des personnes. Elles s’exercent par les coups, les décisions discrétionnaires, la propagande et l’incantation médiatique, la répression administrative et policière et toutes sortes de manipulations.
Constat 3 : les luttes sociales et sociétales contemporaines, qui affrontent l’oppression dans toutes ses composantes, s’inscrivent dans ce monde atomisé, et sont elles-mêmes soumises à l’atomisation. Envisagées par secteurs et catégories, elles apparaissent souvent à leurs acteurs-trices et observateurs-trices comme déconnectées les unes des autres. La constitution d’un rapport de force susceptible de nuire à l’ordre social n’est alors plus espéré qu’au prisme d’une « convergence » des luttes, terme postulant qu’elles ne puisent pas leur motivation à la même source, même si elles peuvent ponctuellement identifier le même adversaire.
Constat 4 : les lois sécuritaires cajolent l’individu atomisé, si celui-ci consent à réduire sa « liberté » à un éventail de possibilités marchandes (je veux être libre de prendre l’avion pour un séjour touristique, de boire un café en terrasse, de me payer une place de spectacle etc.). Mais ces lois ciblent la liberté de réunion et de manifestation, et donc les individus, dès lors qu’ils entendent s’émanciper au contact des autres, convaincus de la nécessité de se rassembler, dès lors qu’ils entendent repenser ensemble les modes d’organisation et de production. Il s’agit, pour le pouvoir, de tuer dans l’œuf toute possibilité d’établissement d’un rapport de force réfléchi et structuré (discrédit de la contestation politique, restriction du droit à manifester, répression des manifestant-e-s, criminalisation de l’action syndicale, criminalisation des occupations etc.).
À problème global, réponse collective
Au constat de l’impuissance de l’individu atomisé, de ses réflexions tronquées et de l’impasse de luttes dissociées, s’impose une analyse radicale de la situation. Il est impératif que nous, êtres atomisés aujourd’hui empêchés, puissions nous retrouver pour réfléchir ensemble et tirer nos propres conclusions, sans attendre d’hypothétiques éclaircissements pédagogiques venus d’ailleurs. Nous réaffirmons ici la force émancipatrice de la rencontre, de l’échange, de la dispute, de la confrontation à l’altérité. Nous affirmons que l’émancipation ne peut s’épanouir selon la verticalité d’un quelconque diktat idéologique ou culturel. L’élaboration de la riposte ne peut se faire que par des échanges préservés de tout principe marchand. La riposte exige des lieux ouverts à toutes et à tous, et du temps incompressible pour que l’émancipation puisse s’y épanouir. La mise à disposition (ou l’occupation spontanée) d’espaces désormais auto-gérés indépendamment de toute obédience institutionnelle, religieuse, partisane ou syndicale, voués à l’entraide et à l’éducation populaire, n’est pas une option concernant la riposte au désastre en cours, mais un impératif. Les occupations des places publiques en 2016, des ronds-points et des universités en 2019 puis d’une centaine de théâtres en 2021, s’inscrivent dans la même perspective, témoignent de la même nécessité, de la même urgence. La dynamique doit s’amplifier.
Occupons partout : nous n’avons pas d’autre choix.
Le collectif Liberté s’est constitué autour de l’occupation du théâtre Le Liberté, à Toulon, du 21 mars au 3 avril 2021. Depuis nomade, toujours vivant !
Illustration : Brecht Vanderbroucke
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