1- Organisée à intervalles réguliers, l’élection est censée marquer le rythme de la vie démocratique à toutes les échelles de la société. Mais plus le territoire est vaste, plus les enjeux sont importants sur le plan économique, plus l’élection implique de monde, et plus il devient évident qu’elle se résume à la légitimation de l’ordre bourgeois. Ainsi doit-on considérer l’élection présidentielle : elle n’a pas d’autre issue que la conservation des intérêts qui gouvernaient préalablement, tout en cultivant l’illusion auprès de la population contrariée par le résultat que si c’est encore fichu cette fois-ci, il y avait vraiment moyen que le paradigme oligarchique soit renversé, on est passé à deux doigts, ah la la si seulement les gens avaient « bien voté ».
2- Là où l’électeur pense élire son représentant, il élit un représentant des intérêts bourgeois. À lister les présidents de la cinquième république, il n’existe pas d’exception à cette règle depuis 1958. Et 1981, rétorques-tu ? 1981 fut comme tu le sais balayée par 1983 et le « tournant de la rigueur », ce qui n’a pas empêché Mitterrand de se maintenir aux affaires pendant 14 ans.
3- Pour noyer le poisson, on ne dit pas bourgeois, on dit élite. On dit compétence. Mais force est de constater que la compétence décisionnaire est toujours assurée par des groupes d’individus issus peu ou prou d’une même classe sociale, disposant d’un capital culturel et d’un patrimoine qui échappent à la condition majoritaire.
4- Par ordre bourgeois, comprendre entre autres : la promotion de la croissance, du productivisme, de la valeur travail ; le culte de la technologie et de la propriété privée – notamment celle des moyens de production ; la soumission des populations par la division du travail, par l’empêchement des moyens autonomes de subsistance, par la bureaucratie et par la normalisation culturelle. Contre cet ordre bourgeois tentent alors de s’exprimer, depuis la rue jusque dans les urnes : la justice sociale, l’autonomisation des individus, la prise de décision au plus près des situations, la défense du bien commun, le partage, l’entraide, la préservation des écosystèmes, la décroissance et donc la remise à plat de la production. On pourrait réduire ces listes au simple usage du mot capitalisme, pro et anti, mais continuons de faire comme si ce n’était pas le sujet.
5- La droite et la gauche s’affrontent autour de ces oppositions. Il n’y a pas de compatibilité entre les deux façons d’appréhender le monde quoi qu’en pensent les sociaux-démocrates, ces gens de droite que les médias bourgeois désignent parfois sous le terme de « gauche de gouvernement », dans la mesure où le (journaliste, éditorialiste) petit bourgeois ne conçoit la raison et le juste comportement qu’à la lumière de l’avantage bourgeois.
6- Le fait électoral est têtu : l’ordre bourgeois n’est pratiquement jamais contrarié par l’élection. On en revient au point 1 : le système représentatif, pensé historiquement pour que la direction des affaires ne puisse être bousculée par des « masses » irrationnelles et dangereuses, a été institué en opposition à l’option démocratique. Curieusement, système représentatif et démocratie ont fini par se superposer dans l’imaginaire collectif : parce que les élections s’étaient progressivement démocratisées (du vote censitaire vers le suffrage universel), on a pu en effet considérer que le système représentatif avait lui-même muté en démocratie. Raccourci abusif, car le système représentatif n’a réussi à contrarier l’ordre bourgeois qu’en de très rares occasions – la dernière fois en 1945, dans un contexte très particulier, avec l’application du programme du Conseil National de la Résistance. Ces très anciens épisodes traumatiques permettent d’entretenir le mythe d’un « changement possible par les urnes ».
7- Pour conclure. Il est extrêmement difficile, sinon impossible, de vaincre l’adversaire avec des outils taillés à la main de l’adversaire. Tout au plus peut-on, via les urnes, envisager de mettre un grain de sable momentané dans la machine, d’enrayer quelque peu l’outil. Celles et ceux qui, à gauche, fustigent l’abstention au motif qu’elle permettrait de légitimer l’ordre bourgeois, refusent de comprendre que leur logique électorale procède de la même légitimation. L’émancipation et le progrès social se jouent ailleurs que dans les urnes.
À gauche et hors logique de parti (autre calamité qu’il s’agirait de démonter), il n’y a donc guère que deux façons d’appréhender l’élection de façon rationnelle, « raison » étant entendue comme « faculté de bien juger et d’appliquer ce jugement à l’action » : en s’abstenant pour se concentrer sur l’alternative et sur la rue, lieu ouvert de l’expression populaire, ou alors en plaçant un bulletin dans l’urne à l’analyse objectivée de la situation, de façon opportuniste. S’il est objectivement possible qu’un programme que j’estime moins pire que les autres impose sa petite musique, même provisoirement, agisse concrètement et de façon un tant soit peu positive sur le devenir commun, je peux envisager d’aller poser un bulletin dans l’urne. En gardant à l’esprit que, de toute manière, il s’agit là de colmater des brèches, d’empêcher le pire, de percuter le discours dominant, de relever une digue, de faire un peu chier le bourgeois. Sans oublier que l’institution bourgeoise sait toujours rebondir après un épisode électoral contrariant, sans oublier que l’évidence dicte à celles et ceux qui rejettent l’ordre bourgeois de défaire l’institution et son cirque électoraliste. Il n’y a pas d’autre façon, à gauche et hors logique de parti, d’appréhender l’élection de façon rationnelle. Le « vote plaisir », le vote libido, le vote pureté, qu’on pratique en parfait alignement avec ses « idées » sans aucune perspective de réussite électorale, ne relève pas de la raison de gauche, mais d’un affect (petit) bourgeois.
Image : Louis Alphonse Velluet
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