L’occupation des théâtres en ce printemps 2021, aussi peu mordante soit-elle vis-à-vis de l’institution, a permis d’ouvrir ces lieux à des débats inédits et une certaine forme d’offensive politique. À Toulon, la récré aura duré moins de deux semaines avant que la préfecture ne renvoie tout le monde à la maison. L’administration du Liberté, avec qui les occupant-e-s n’ont jamais noué des relations de franche camaraderie, est peut-être soulagée. Mais cette assignation à la torpeur réjouit surtout les forces réactionnaires.
Mars 2021. Un collectif s’invite dans le hall du théâtre le Liberté, à Toulon, avec l’approbation circonspecte du directeur Charles Berling. Le mouvement a débuté au théâtre parisien de l’Odéon au début du mois et, depuis, irradie l’Hexagone. Envie de se faire entendre et de faire société. L’occupation du Liberté, épicentre culturel du Var, est stratégique autant que symbolique. Les revendications portent sur la précarité accrue des intermittent-e-s de l’emploi et des privé-e-s d’emploi en général. On exige l’abandon de la réforme de l’assurance chômage et la prolongation de l’année blanche. Faut-il en douter ? Le collectif plaide aussi en faveur de la réouverture de lieux culturels qui restent fermés, pour de nébuleuses raisons, depuis bien trop longtemps.
Dès le premier jour, Charles Berling estime au micro de France 3 que les revendications du collectif sont peut-être «un peu trop larges», et que «politiquement, ce n’est pas forcément une stratégie audible.» Lui se bat, depuis l’automne, pour la réouverture des lieux de culture.
Après une semaine, le collectif d’occupation publie sur Facebook un communiqué virulent, en réaction à une instrumentalisation maladresse de l’administration du théâtre qui, décidément, a bien du mal avec l’extension du domaine de la lutte, puisqu’elle vient d’envoyer une newsletter à ses abonné-e-s réduisant les revendications du collectif à la seule portion qui l’intéresse.
Le texte vengeur ironise sur les missions du Liberté. Les réactions sont vives, souvent indignées. Des artistes, technicien-ne-s, spectateurs-trices se désolidarisent d’un mouvement d’occupation qu’ils-elles n’avaient pas rejoint. L’équipe du Liberté s’estime outragée. On parle de poujadisme. On regrette une division qui ferait le jeu des méchants.
«Le théâtre Liberté est un temple de la culture bourgeoise», affirme le communiqué. La formule ne passe pas. On rejette l’adjectivation du mot culture. Ainsi cette réaction, fort applaudie : «Aujourd’hui il ne s’agit plus de dire ou d’écrire que certains lieux de culture sont bourgeois ou populaires et au final de créer des oppositions là où elles n’ont pas lieu d’être. La culture n’a pas plusieurs vitesses, elle n’a qu’un visage. Le théâtre liberté comme d’autres structures ne sont pas des lieux élitistes mais des espaces culturels heureusement subventionnés.»
Il faudrait donc se contenter de la culture au singulier et sans complément, comme dans «Ministère de la Culture».
Sur le site du ministère, il est écrit : «La mission fondatrice du ministère de la Culture de «rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité» s’est traduite à la fois par un soutien à l’offre culturelle, à sa qualité et à sa diversité et par une action en faveur du développement des publics, particulièrement de ceux qui sont le plus éloignés de la culture.» Apprécions l’énoncé aux relents colonialistes qui laisse à penser que des êtres humains peuvent vivre «éloignés de la culture», au seul motif qu’ils ne partagent pas la vôtre. Qui décide de ce qui fait culture, en France ? Un indice : ce n’est peut-être pas cette femme qui nettoie, au petit matin, les locaux de la rue de Valois.
On entend souvent parler du «monde de la culture». L’expression laisse flotter l’idée d’une entité homogène, témoignant d’un même rapport sensible au monde. Pourtant, si on interroge plusieurs personnes sur la signification du mot culture, il est fort probable qu’on obtienne des points de vue divergents. Le territoire semble vaste, à la mesure de la vie de chacun-e. Sauf qu’il est très circonscrit sur le plan institutionnel.
Revenons alors à cette Culture avec un grand C que le ministère entend promouvoir à travers le réseau des «scènes nationales» auquel émarge le théâtre Liberté. Cette «La Culture» se déploie selon un processus de médiation complexe associant air du temps, appropriation, neutralisation, légitimation, valorisation, en prise directe avec les préoccupations sociétales des classes moyennes supérieures qui constituent son ferment …beaucoup moins avec les précarités sociales qui échappent aux mêmes classes moyennes supérieures. L’institution culturelle sera beaucoup plus prompte à s’emparer des questions de genre que du mouvement des Gilets jaunes, par exemple.
Subventionnée d’un côté, mécénée de l’autre, cette Culture se sait fragile et constamment menacée dans la mesure où, derrière son C majuscule, elle reste d’accès minoritaire (aussi prétendument universaliste soit-elle) et s’oppose de plus en plus frontalement à un repli et une atrophie authentiquement réactionnaires, qu’incarnait en son temps le Front national de Jean-Marie Le Chevallier à Toulon, mais que promeut aussi l’actuel ministre de l’Éducation nationale. Voir son usage gourmand de l’expression «islamo-gauchiste», ou la confusion médiatique qu’il entretient entre les «réunions de personnes racisées» et les «réunions racistes». Pourquoi parler spécifiquement de Jean-Michel Blanquer ? Parce que son ministère est historiquement lié à celui de la Culture et que l’action culturelle se fait très souvent par le biais de l’institution scolaire.
Au constat du sort réservé à l’expression artistique à et à la création sous toutes ses formes en période de covid (à l’exclusion notable de la forme numérique), et à l’écoute de la parole gouvernementale, il y a donc objectivement du souci à se faire.
C’est par cette fragilité que s’opère le rejet épidermique de toute critique à l’endroit de la Culture aussitôt perçue, de l’intérieur, comme faisant le jeu des réactionnaires. Il y aurait pourtant urgence à développer cette critique et ouvrir les portes, à revenir sur la notion de culture «élitaire pour tous» et discuter cette émancipation dont la Culture prétend être vectrice, quand les tensions vont croissantes entre des corps sociaux artificiellement montés les uns contre les autres. Et pour bien comprendre les choses, il convient de correctement les nommer.
Alors oui, Le théâtre Liberté est un temple de la culture bourgeoise.
Affirmer cela n’est pas faire injure aux abonné-e-s ni aux personnes qui y travaillent, c’est exposer la réalité des faits. Un temple, en ce sens que la taille du hall et de ses lustres forcent la considération, et qu’on n’entre pas ici comme on pose sa serviette sur la plage. Bourgeois, parce que sa programmation fait le miel de personnes détenant un capital qui les engage dans un rapport de domination, qu’elles l’admettent ou non, vis-à-vis de celles qui n’en disposent pas : le capital culturel passe en particulier par la maîtrise de la langue.
En ces lieux prospère une certaine forme de normalisation sociale, un entre-soi ressenti comme une violence par les personnes qui n’ont pas le bon habitus, le savent et s’auto-excluent a priori malgré toute la «bienveillance» de l’institution. La programmation du Liberté attire ainsi, pour l’essentiel, un public cultivé, vivant d’un travail sans doute plus intellectuel que manuel, aussi des gens moins connaisseurs mais plus friqués, se trouvant légitimes à franchir le seuil du temple puisque l’argent a ce pouvoir magique d’abolir les frontières symboliques.
Car il est bien évident qu’on peut disposer d’un capital culturel et parallèlement crever la dalle. C’est dans ce cas, et dans ce cas seulement, quand on salive devant la vitrine sans avoir les moyens de s’offrir les victuailles, que les fameux billets suspendus peuvent trouver leur destination.
Il y a bien aveuglement, à confondre la nécessaire critique de la domination culturelle avec une pseudo-division autour de revendications catégorielles. Il y a bien funeste repli, à vouloir contenir «l’élargissement» de la lutte, c’est à dire refuser d’associer la crise que traverse «le monde de la culture» à la dynamique systémique qui affecte aussi, entre autres, l’Hôpital et l’Université.
Cet aveuglement vire à la schizophrénie quand la Culture, qui prône «le respect de l’autre dans ses différences» et la «promotion de la diversité sous toutes ses formes», se bouche les oreilles et appelle la Sécurité en renfort parce que ça vocifère un peu trop fort dans le hall du théâtre. Les dernières nuits d’occupation du Liberté, il y avait là autant de vigiles que d’occupants…
La Culture, en son temple, coincée entre ministère et pouvoirs locaux, ayant à cœur d’assumer son cahier des charges et les responsabilités qu’engage un budget très conséquent (très conséquent au regard des budgets des autres lieux culturels du coin, s’entend) doit-elle simplement attendre un hypothétique retour à la normale en se parlant à elle-même, en vase clos ? Est-elle condamnée à penser le désastre comme seul sujet de programmation à l’intention de publics qui échappent au désastre ? Peut-elle continuer de monter Kafka, Orwell, Falk Richter, sans rien dire publiquement sur la loi «Sécurité globale» ? Peut-elle encore danser le multiculturalisme en restant silencieuse devant la stigmatisation culturelle opérée par la loi «Séparatisme» ?
La Culture, en son temple rouvert, une fois sa normalité retrouvée, pourra-t-elle être nuisible au désastre ?
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